L’intégration des officiers savoyards et niçois dans les armées piémontaise, française et italienne au cœur du XIXe siècle
Préambule:
Partisanes et Partisans de notre Pays, la Savoie, je vous demande pardon de la longueur de cet article, mais l'histoire est longue aussi.
Et elle se répète: aujourd'hui le 3 septembre 2015, les officiers ,les sous-officiers et les militaires du rang, de toutes armes, de tous services, auront à nouveau à faire ce choix!
Frédéric Berger, président de Savoie Indépendante, ancien officier des Chasseurs ALPINS, ancien sous-officier des para-commando, leur déclare ceci: "Aucune hésitation pour rejoindre la Brigade de Savoie, car là où il y a une volonté, il y a un chemin! Alors TOT DRET et Francese d'sour!!!
Vive la SAVOIE, terra sacra!
Au cœur du XIXe siècle, 602 officiers savoyards et niçois durent choisir entre l’armée française et l’armée italienne, après la signature du traité de Turin le 24 mars 1860 qui consacrait la cession du Duché de Savoie et du Comté de Nice par Victor-Emmanuel II à Napoléon III.
Remarquablement bien intégrés au sein même de l’armée piémontaise (réseaux d’entraide, honneurs divers), le choix qu’ils durent faire en 1860 fut déchirant pour bon nombre d’entre eux. Une petite minorité opta pour la France bien souvent par défaut.
Une grosse majorité choisit l’Italie par fidélité au Roi, amour de la cause italienne, ou ambition de carrière. Leur intégration dans l’une ou l’autre armée fut bien différente. Si l’acculturation fut facile et rapide en Italie, la France impériale ne leur offrit qu’une carrière bouchée et un accueil marqué par la permanence de préjugés négatifs à leur encontre. La mémoire collective n’oublia pas cette déchirure, même si avec le temps ces officiers pris entre deux patries devinrent des hommes aux deux patries.
« Le
soussigné, protestant à son vif regret de devoir abandonner les rangs
de l’armée [piémontaise] et de son désir de continuer à y servir, si
c’était possible sans renoncer à sa nationalité, déclare que des raisons
irrésistibles ne lui permettent pas d’assumer la citoyenneté sarde. »1
1 Archivio di Stato di Torino (AST), Min. Guerra, Div. Pers., 1860, mazzo 799.
C’est
ainsi que le 21 juin 1860, le lieutenant-colonel savoyard Jean-François
Borson opta pour la nationalité française en exprimant son désespoir de
quitter son armée, l’armée piémontaise ou sarde. L’annexion officielle
du duché de Savoie et du comté de Nice, cédés à la France par le royaume
de Piémont-Sardaigne en vertu du traité supprimé et caduc et abrogé,de Turin du 24 mars 1860,
venait d’être proclamée le 14 juin, après un plébiscite truqué et la
ratification par les Chambres turinoises.
Mais les articles cinq et six
du traité permettaient aux fonctionnaires et aux militaires de choisir
entre la France et l’Italie. 383 Savoyards et 219 Niçois, soit
602 officiers au total de l’armée piémontaise durent ainsi choisir entre
une armée française « étrangère » et une armée italienne en gestation
tout autant « étrangère».
Pris entre, d’un côté, l’empressement du
gouvernement français de mettre un terme à l’annexion de la Savoie et du
comté de Nice, et de l’autre, par les réticences des autorités sardes
qui souhaitaient au contraire maintenir dans les rangs de son armée
cette part non négligeable et de valeur, ces officiers furent le plus
souvent les victimes d’un jeu dont les règles leur échappaient. Comment
vécurent-ils leur intégration militaire de part et d’autre des Alpes ?
Comment assumèrent-ils cette décision traumatisante qui obligea Borson à
s’aliter plusieurs semaines, victime d’une fièvre cérébrale
particulièrement forte ?
L’histoire
des officiers savoyards optant pour la France a été particulièrement
bien étudiée, mais celle des officiers savoyards choisissant l’Italie,
et celle des officiers niçois pris entre la France et l’Italie restent
encore confidentielles .
L’historiographie franco-italienne a en effet négligé cet épisode de
l’annexion de ces deux provinces. Pourtant les sources sont disponibles,
certes celles conservées dans les archives départementales de Savoie,
de Haute-Savoie et des Alpes-Maritimes (peu riches en définitive), mais
surtout celles qui se trouvent éclatées entre Paris et Rome, bien
souvent inédites et très denses, comme les déclarations de nationalité
adressées par ces officiers au ministre italien de la Guerre en 1860, ou
encore les états de service de ces Savoyards et de ces Niçois retrouvés
en dépouillant près de soixante mille dossiers d’officiers de l’armée
italienne conservés à l’Archivio centrale dello Stato.
Toutes
ces sources permettent d’appréhender l’intégration de ces officiers
pris entre trois « patries», piémontaise, puis française ou italienne au
cœur du XIXe siècle. Tout d’abord fidèles à la couronne
sarde, ils sont rapidement pris entre deux cultures, entre deux pays, et
entre identité nationale et identité régionale, cas particulier de
l’histoire militaire française comme de l’histoire militaire italienne, à
la croisée de l’histoire des mentalités militaires comparées.
Des officiers entre deux cultures, fidèles à la couronne sarde
Jusqu’en 1860,
ces officiers profitèrent pleinement de leur situation entre deux
cultures pour bénéficier des avantages d’une excellente intégration dans
l’armée sarde, et furent honorés et respectés par le régime. Il est
vrai que certaines familles savoyardes, comme les Roussy de Sales,
présentaient des caractères franco-piémontais ,
et que d’autres apparaissaient nettement tournées vers la culture
italienne comme les Thaon de Revel, prestigieuse famille du comté de
Nice. Mais dans l’ensemble, les familles de ces officiers respectaient
un principe endogamique provincial et social, profondément attachées aux
racines du terroir, et dont les pères avaient parfois servi l’Empire
avec fidélité, à l’image du père de Charles Duverger de Saint-Thomas,
capitaine dans la Grande Armée, et retraité à Chambéry ou du marquis Léonard Félix de Roussy, qui entama une carrière préfectorale sous l’Empire .
En Savoie, la famille des Coucy-Duverger de Saint-Thomas, liant de près
ou de loin les officiers de Coucy, Picollet d’Hermillon, Peyssard, de
Manessy, Duverger de Saint-Thomas, d’Humilly de Chevilly, Gény, Tochon,
Salvay et Arminjon apparaît certainement comme l’une des plus importantes d’entre elles.
Par
les liens du sang, les liens religieux et les liens d’amitié, tous ces
officiers constituaient un réseau au sein de l’armée sarde dans une
logique « interarmes », mêlant la cavalerie, l’infanterie, le génie,
l’artillerie, la gendarmerie ou encore l’intendance. Ils fréquentaient
les mêmes écoles militaires ou se retrouvaient dans les mêmes unités,
tissant des liens de camaraderie militaire ; resserrant les liens
transversaux au hasard des affectations.
Ils se battirent côte à côte
sur les champs de bataille des guerres risorgimentales, comme lors de la
bataille de San Martino, le 24 juin 1859, au cours de laquelle
Philibert Mollard se couvrit de gloire à la tête de la 3e division, suscitant l’admiration de ses compatriotes Borson et de Maugny.
Les
racines du terroir créaient ainsi des liens plus forts que nature, et
certains officiers supérieurs savoyards n’hésitèrent pas à aider leurs
compatriotes. Ainsi, en 1852, le comte général Humbert Jaillet de
Saint-Cergues, Savoyard né à Lancy en Suisse, intervint secrètement pour
« faciliter » l’admission à l’Académie royale militaire du jeune Louis
Pelloux, Savoyard de la Roche-sur-Foron, dont le père était un notable
médecin ,
et qui deviendra l’une des figures les plus importantes de l’histoire
de l’Italie libérale, accédant aux fonctions de président du Conseil à
la fin du siècle.
Ces
officiers furent également imprégnés de culture militaire française.
L’armée sarde dans laquelle ils se trouvaient avait été en effet
réorganisée en 1854 et en 1857 par le ministre piémontais de la Guerre,
le général Alphonse Ferrero della Marmora, sur le modèle français. À
l’Académie militaire de Turin, certains d’entre eux avaient suivi un
enseignement des lettres françaises et italiennes, afin d’italianiser
les francophones savoyards et de donner des rudiments de français aux
italophones niçois. À la cour, le piémontais était certes de rigueur,
mais le corps des officiers parlait français, même si les Niçois étaient
toutefois plus proches de la langue italienne. En outre, l’identité
provinciale perdurait au sein de l’armée sarde puisque la brigade de
Savoie restait une brigade provinciale d’Ancien Régime, accueillant de
préférence les Savoyards. En revanche, aucun régiment niçois n’existait,
et les Niçois se trouvaient répartis dans toutes les unités, facilitant
l’acculturation piémontaise, voire italienne.
Dans
l’ensemble, ces officiers furent honorés par le régime sarde, sensible à
leur sens de l’honneur et de la discipline, démontré à maintes reprises
sur les champs de bataille en 1848-1849 en Lombardie et au Piémont,
en 1855-1856 en Crimée, et encore en 1859 en Lombardie. Pour autant, les
motivations variaient d’une province à l’autre.
Les Savoyards restaient
fidèles avant tout à la Maison de Savoie-Carignan, dont leur duché
était le berceau et se battaient pour le roi, pas tant pour une idée
nationale.
En revanche, les Niçois exprimaient un sentiment national
plus aigu, davantage sensible à la révolution risorgimentale et à
l’image d’un roi national italien. Malgré ces différences, l’intégration
de ces officiers dans l’armée sarde était excellente, et c’est
justement parce qu’elle était excellente, qu’elle provoqua un tel
traumatisme au moment du choix crucial de l’été 1860, du 14 juin au 1er août, entre la France et l’Italie.
Déchirés entre la France et l’Italie
Au
sein de l’armée royale, créée par décret du 25 mars 1860 fusionnant les
forces sardo-lombardes et celles de la Ligue de l’Italie centrale
toscano-émilienne, les officiers savoyards et niçois prirent conscience
qu’ils étaient considérés par le ministre de la Guerre Fanti comme les
noyaux durs de cette nouvelle armée italienne qui manquait cruellement
de cadres, vecteurs de « piémontisation», de nationalisation et
d’italianisation.
Certains
Savoyards, parlant mal ou très peu l’italien, vécurent leur nouvelle
affectation comme un véritable exil. Julie Dubois, femme du capitaine
des Bersagliers Louis Dubois, écrivit ainsi au colonel français Eugène
Saget, chargé de superviser le passage de ces militaires à la France
en 1860 : « Mon mari est officier, au service du Piémont
dans un bataillon de Bersagliers, seul Savoyard et sur l’extrême
frontière de Lombardie, éloigné de tout contact avec ses compatriotes et
en but (sic) à des influences uniquement piémontaises.»
Encore
ne s’agit-il que de cas particuliers. Dans l’ensemble, ces officiers
acceptèrent les contraintes de service sans rechigner. Ils s’intégrèrent
dans les nouveaux régiments, même si certains d’entre eux, basés au
cœur de l’Italie, réclamèrent leur affectation dans la brigade de Savoie
qu’ils avaient dû quitter, comme le Savoyard Louis Bourille, capitaine
au 28erégiment d’infanterie (brigade « Parma »), en garnison à Parme en juin 1860 .
Mais tous furent l’objet de rivalités franco-piémontaises afin d’amener
le plus grand nombre d’officiers savoyards et niçois à choisir l’un ou
l’autre camp.
Si,
au cours des plébiscites truquées et faux, des 22-23 avril 1860, les militaires du rang
niçois à 88 % et savoyards à 95 % choisirent dans leur écrasante
majorité la France qui représentait à leurs yeux la paix, le prestige et
la prospérité ,
il n’en fut pas de même des officiers., comme la famille militaire de votre président de Savoie Indépendante.
Pour des raisons de propagande,
Napoléon III , franc-maçon,souhaitait accueillir avec enthousiasme ces nouveaux sujets
de qualité dans les rangs de l’armée impériale.
Victor-Emmanuel II, en
revanche, avait trop besoin de leur expérience pour les laisser partir
en France. Chacun des deux joua des armes dont il pouvait disposer. La
France offrit des récompenses en grand nombre (Légion d’honneur), tout
en garantissant les pensions. Mais surtout, elle prit en compte le grade
à la date du 16 juin et non à celle du 24 mars 1860 ,
jour de la signature du traité de Turin.
Le choix de la date du 16 juin
signifiait de la part des autorités françaises l’acceptation des
promotions rapides sardes survenues du mois d’août 1859 au mois de
juin 1860.
C’était,
en fait, reconnaître la politique habile menée par les autorités
piémontaises prises entre les exigences techniques (manque de cadres),
dynastiques et nationales (réussir la création d’une armée italienne).
Le ministre de la Guerre Manfredo Fanti mena en effet une politique de
promotions pour attirer et maintenir dans les rangs de l’armée royale le
plus grand nombre d’officiers savoyards et niçois. Du 1er
août 1859 au 31 décembre 1861, 485 officiers sur 602 connurent une
promotion, et le mouvement toucha surtout les grades inférieurs
(sous-lieutenants, lieutenants et capitaines), c’est-à-dire des
officiers âgés de vingt à trente ans, soucieux de faire carrière, et qui
désormais comptaient leur temps de mutation en mois et non en années
comme leurs collègues français. Certes, il fallait compenser les pertes
subies pendant les guerres, mais le processus s’accélérant en 1860
et 1861 répondait à d’autres paramètres.
Entre
une décoration et une promotion, les officiers n’hésitèrent pas, ils
choisirent la promotion. D’où une répartition significative entre la
France et l’Italie. Sur 602 officiers recensés, 109 seulement optèrent
pour la France, et 493 pour l’Italie : 101 Savoyards devinrent français
contre 282 Italiens, soit à peine un peu plus d’un quart, et 8 Niçois à
peine franchirent les Alpes alors que 211 autres demeurèrent en Italie,
véritable camouflet pour la propagande impériale française. Les
motivations qui poussèrent tel ou tel à opter pour la France ou pour
l’Italie révélaient cependant l’émergence ou la permanence d’aspiration
légitime confrontée à la réalité.
L’option pour la France relevait de considérations diverses, mêlant pressions familiales, attachement provincial ou « nationalisme régional anti-italien », par haine des « Lombards »,
terme générique qui renvoyait à tous ceux qui n’étaient ni Savoyards,
ni Piémontais, ou encore maîtrisaient insuffisamment la langue
italienne, facteur de blocage, voire de ralentissement de carrière. Les
capitaines en fin de carrière, ou retraités, qui n’avaient pas les
moyens de déménager en Italie, suivaient également le sort de leur
patrie parce qu’ils ne pouvaient pas faire autrement comme le capitaine
en retraite Gabriel Gras .
D’autres agirent par dépit, n’ayant pas obtenu la récompense qu’ils
souhaitaient comme le général Philibert Mollard qui n’obtint pas le
titre de duc de San Martino .
Tous les officiers, cependant, n’optèrent pas pour la France « par défaut ».
Parfois, l’officier savoyard choisit la France en raison de ses
attaches familiales dans le Duché. Quelques jeunes gens, profitant de la
position sociale paternelle, s’enthousiasmaient à l’idée de rejoindre
les rangs de l’armée ou de la marine françaises, comme Charles-Albert de
Maugny, lieutenant de cavalerie chablaisien de vingt-trois ans .
Enfin, il y eut tous ceux qui, par sens du devoir, suivirent le sort de
la Savoie et de Nice, fidèles aux accords internationaux et solidaires
du sort des hommes qu’ils commandaient, à l’image du major savoyard
Victor Gény.
Les
motivations des officiers en faveur de l’Italie tournaient en revanche
autour de trois grands thèmes : fidélité au roi, amour de la cause
italienne, attachement à l’armée sarde. Les officiers niçois marquèrent
particulièrement leur attachement à la cause italienne, se sentant
italiens eux-mêmes. C’est là sans doute la raison essentielle de leur
option en masse pour l’Italie, à la différence des Savoyards.
.
Le commandant militaire de San Remo, Giorgio Luigi Offand, est l’exemple le plus significatif : « Fils
d’un officier de nationalité française, déclara-t-il en italien, mort
au champ d’honneur sous l’Empereur Napoléon Ier, et d’une mère
italienne, la ville de Nice où je naquis fut ma patrie. Le service du
Roi (...) fut toujours ma principale ambition. Peut-être Italien de
naissance, mais Italien de cœur et de droit, mon unique désir est celui
de continuer à servir fidèlement le gouvernement qui m’adoptait depuis
ma plus tendre enfance, et auquel me lient amour et gratitude. »
En revanche, si les Savoyards ne mettaient pas en avant leur caractère
« italien », et pour cause, ils n’affirmaient pas moins leur attachement
à la couronne de Savoie et à la cause italienne. Le sous-lieutenant
d’artillerie, François Bernard, né à Villard-sur-Thônes (province du
Genevois), choisit ainsi la citoyenneté sarde « pour l’affection qu’il a
toujours portée à l’Italie et à Sa Majesté le Magnanime Roi
Victor-Emmanuel II, et pour les bienfaits reçus en trente et un ans de
service continu » Tous, cependant, entendaient honorer le serment de fidélité qu’ils avaient prêté à leur souverain.
Officiers
d’une armée qui n’était plus piémontaise mais pas encore italienne, et
dont l’ossature reposait sur eux, beaucoup exprimèrent leur fidélité à
l’armée en mettant en avant leurs états de service. Le choix italien
s’inscrivait ainsi dans la continuité d’une carrière très satisfaisante
et prometteuse. La reconnaissance d’un côté et l’espoir de faire une
brillante carrière de l’autre expliquaient le choix de bon nombre
d’entre eux. Ces officiers aimaient leur unité et ne voulaient pas la
quitter. Quant à ceux qui avaient de la famille en Piémont, ou qui
possédaient des propriétés de l’autre côté des Alpes, ils n’hésitèrent
pas. Certes, l’obstacle de la langue pouvait inciter tel ou tel à
choisir la France ou l’Italie, mais l’argument culturel n’est pas aussi
limpide. Le major savoyard Goybet, par exemple, rédigea sa déclaration
en faveur de la France en italien, alors qu’il écrivait naturellement en
français, dénotant par là même un sens politique aigu et une
désapprobation certaine
Tandis que le Mentonnais Carlo Giuseppe Capponi-Trenca (parent du
Trenca qui avait organisé la garde nationale favorable aux Piémontais
en 1848), par un ultime pied de nez, rédigea, en français et non en
italien, sa déclaration de nationalité en faveur de l’Italie, comme si ce choix décisif pour sa vie n’était qu’une formalité.
La
décision signifiait pour autant rupture et regret.Des familles entières
restèrent françaises, comme les Costa de Beauregard. D’autres comme les
Sonnaz, choisirent en clan l’Italie, profitant de leurs alliances avec
des familles piémontaises et de leurs domaines outre-monts. Mais
beaucoup finirent par être déchirées des deux côtés des Alpes.Le cas de
la famille d’Humilly de Chevilly est exemplaire .
Sur les quatre frères que comptait cette famille, l’aîné, Charles,
major aux lanciers de Montebello et les cadets, Pierre, major dans les
troupes de marine, et Louis, major au 4e régiment des grenadiers de Sardaigne, choisirent l’armée sarde, tandis que le dernier, Raymond, capitaine au 1er régiment d’infanterie, brigade de Savoie, préféra la France.
Nombreux,
toutes proportions gardées, furent également les officiers qui
changèrent d’avis en cours de route, dans un sens comme dans l’autre,
signe d’un profond déchirement intérieur. Le cas du Savoyard André ou
Andrea Ducimetière est encore plus révélateur du malaise que pouvaient
éprouver ces officiers pris dans l’angoisse du choix. De juin à septembre 1860, il déclara d’abord prendre la nationalité sarde, puis choisit « le titre de citoyen français »,
sur ordre de ses parents, avant de démissionner de l’armée française et
de se faire réintégrer dans l’armée italienne où il termina sa carrière
le 23 novembre 1885, au grade de capitaine.
Les
officiers mentonnais, quant à eux, connurent une situation
particulière. Aucun d’entre eux ne choisit l’armée française. Il est
vrai que Menton, ville de la principauté monégasque, n’avait pu être
annexée par le royaume de Piémont-Sardaigne en 1848, malgré un
plébiscite organisé par les Sardes, et que son cas ne fut à aucun moment
évoqué à la Chambre des députés de Turin. Napoléon III dut d’ailleurs
payer à Charles III de Monaco une indemnité de quatre millions de
francs, ce qui revenait à acheter la ville (ainsi que Roquebrune), et
l’accord franco-monégasque du 2 février 1861 prouva que le droit
plébiscitaire balbutié sans succès par les Piémontais en 1848 et
perfectionné par les Français en 1860 était nécessaire mais pas
suffisant.Quoiqu’il en soit, la complexité des motivations et le
déchirement provoqué par le choix eurent ainsi une incidence sur
l’intégration de ces militaires de part et d’autre des Alpes.
Entre identité nationale et identité régionale
L’intégration
fut plus facile en Italie. L’obligation de se domicilier dans la ville
italienne de son choix signifiait une rupture avec sa terre d’origine .
Les Savoyards, en majorité, préférèrent s’installer à Turin, les
Niçois, quant à eux, choisirent Gênes. Mais surtout, les guerres
risorgimentales jouèrent le rôle de creuset de la nation par le sang.
Ainsi, les Savoyards et les Niçois italiens participèrent à la
répression du Brigantaggio ,
à la guerre de 1866 et à l’opération romaine de 1870.
Dans le cadre
d’une armée nationale en gestation, le processus amorcé au
printemps 1860 se poursuivit sur une échelle bien plus importante.
Carrières, mutations et déplacement des régiments des Alpes à la Sicile
favorisèrent l’émergence ou la confirmation d’une conscience italienne
chez ces officiers savoyards et niçois. Certains d’entre eux durent
ainsi parcourir les régions italiennes pour rejoindre leur affectation,
et ces voyages permirent une acculturation plus rapide. Pietro Orsat , Savoyard, nommé lieutenant au 1er de ligne le 15 avril 1858, basé à Turin, passa capitaine en 1859 au 24e d’infanterie
cantonné à Alexandrie. Puis, en 1860-1861, il suivit son régiment à
Rimini, en Italie méridionale et à Faenza en Émilie. De nouveau au 1er de ligne en 1862, il partit pour Gênes, et rejoignit par la suite le 63e d’infanterie,
à Pavie, puis à Brescia. En trois ans, Pietro Orsat parcourut l’Italie
du nord au sud, et d’est en ouest. Peu à peu, l’officier savoyard et
niçois se transformait en officier italien.
Il
n’est pas alors étonnant de retrouver les Menabrea, Pelloux, Saint-Bon
occupant ministères, présidence du Conseil ou ambassades à la fin du XIXe siècle.
Cinquante-huit officiers (12 %) devinrent généraux (trente-cinq
savoyards et vingt-trois niçois), alors qu’à peine trois officiers
(François Borson, Charles Goybet et Auguste de Ville) finirent leur
carrière au grade de général en France, signe que l’intégration
française fut nettement plus difficile.
Psychologiquement, ces officiers français vécurent mal leur arrivée en France. Un régiment d’origine savoyarde, le 103e de ligne, fut certes créé pour eux, mais le numéro anonyme de cette unité ne pouvait compenser le titre glorieux de « brigade de Savoie ». Il n’eut d’ailleurs qu’une existence éphémère et fut dissous le 15 janvier 1862, après treize mois d’existence .
Les officiers savoyards furent alors dispersés dans pratiquement toutes
les unités de l’armée française et envoyés aux quatre coins de la
France. L’intégration par le fait militaire prit ainsi des allures
forcées, car le gouvernement impérial cherchait à noyer l’identité
provinciale dans une identité nationale niveleuse des particularismes
régionaux.
La
carrière aurait pu compenser les désagréments provoqués par cette
politique. Mais il n’en fut rien. La comparaison des carrières d’Andrea
Ducimetière et de Joseph Arnaud ,
deux Savoyards sensiblement du même âge et promus sous-lieutenants le
même jour, montre à quel point le décalage entre les deux armées
existait. La promotion française au grade de lieutenant était nettement
plus longue, ce qui nourrissait un sentiment de frustration et de dépit.
Sept
officiers savoyards et niçois démissionnèrent de l’armée française
entre 1860 et 1870, quatre le firent très rapidement entre 1860 et 1862,
deux en 1864 et un en 1866. Certains nobles quittèrent le métier des
armes après quelques années de service, comme il était d’usage dans les
milieux aristocratiques. Parfois un riche mariage encourageait le
bienheureux à renoncer à une carrière militaire qui semblait bouchée,
tel Charles de Nicod de Maugny de Neuvecelle qui épousa la riche
comtesse russe Honorine de Komar .
Mais bien souvent, les mauvaises conditions de service poussaient de
jeunes officiers brillants et pleins d’avenir à renoncer à faire
carrière. C’est ainsi que Gabriel Costa de Beauregard, lieutenant de
vaisseau savoyard hautement apprécié par ses supérieurs, donna sa
démission le 4 novembre 1866, à l’âge de vingt-sept ans .
Si
les plus anciens avaient été mis d’office à la retraite par un
gouvernement qui rognait sur leur dernier grade, sort que connut le
capitaine Gabriel Gras ,
les rapports d’inspection trahissaient un préjugé nettement
défavorable. Le général Feray, inspecteur général de cavalerie notait
ainsi sur le dossier de Charles Duverger, chef d’escadron au 1er régiment cuirassier de la Garde impériale, en 1863 : « Caractère italien, vantard et présomptueux », en 1864 : « À tous les défauts des Italiens et se fera difficilement au service de la France », ou encore en 1865 : « Cet officier n’est nullement militaire (...). Il s’est trompé de carrière » et en 1866 : « D’une obésité qui le rend peu propre au service de la cavalerie légère. »
Charles Duverger fut alors placé en non-activité pour infirmité
temporaire en 1867 et placé à la retraite en 1869 à quarante-neuf ans.
Certes,
quelques officiers furent honorés par le régime, tels Philibert
Mollard, aide de camp de Napoléon III et sénateur, les généraux Borson
et Jaillet de Saint-Cergues, mais ils n’étaient qu’une infime minorité.
La situation que connurent les officiers gendarmes savoyards fut
cependant particulière. Il ne fallait pas, en effet, heurter de front la
susceptibilité régionale d’une population fière de son passé, tout en
s’appuyant sur des éléments fidèles et dévoués à la France. Le choix
d’un recrutement mixte s’imposa alors ,
mais seuls les plus fidèles furent récompensés. Certains comme
Jean-François Bussat, envoyé à Lille, durent en effet quitter leur
région, tandis que d’autres restèrent en Savoie, comme Honoré
Miédan-Gros , lieutenant de gendarmerie à Albertville jusqu’en 1869, quoique jugé incompétent. En fait, Miédan-Gros était « très honorablement connu dans son pays, où il était aimé et respecté », considéré comme « très sûr et très dévoué à l’Empereur » , voilà ce qui importait aux autorités françaises.
En
définitive, les officiers prirent conscience que leur sacrifice en
faveur de la France n’était pas payé en retour.
Carrière plus lente,
adaptation à un esprit de corps différent, conditions de service
difficiles, relations superficielles avec les camarades de régiment,
condescendance et mépris des supérieurs rendaient pénible une vie
quotidienne routinière. Dans l’ensemble, la déception dominait. Une
déception qui pouvait provoquer un repli dans une identité provinciale
savoyarde et niçoise forte.
La
guerre de 1870-1871 permit l’exutoire de cette animosité envers
l’Empire et l’adhésion à la République. Au-delà de la défense de la
République proclamée le 4 septembre 1870 sur les décombres du Second
Empire, on se battait aussi pour défendre sa terre. L’esprit des guerres
risorgimentales surgissait de nouveau, et quelques officiers savoyards
et niçois italiens, tels le capitaine Charbonneaux et Giuseppe
Garibaldi, offrirent leurs services à la République menacée. Mais cette
fois-ci en conjuguant sentiment national, défense d’une identité
régionale et, pourquoi pas, aspiration universelle. La République
apparaissait comme la garante du respect de cette double ou triple
appartenance. Plus de cinquante ans plus tard, au cours de la Grande
Guerre, leurs fils et petits-fils combattirent de nouveau côte à côte,
dans le même camp, comme en 1859. Mais la mémoire collective savoyarde
et niçoise n’oublia pas le déchirement que connurent ceux qui optèrent
délibérément pour la France ou pour l’Italie en 1860.
Un
siècle plus tard, le 18 mai 1960, à l’occasion des cérémonies célébrant
le centenaire de l’annexion de la Savoie à la France, la petite commune
d’Albens rendit honneur à l’un de ses héros, Philibert Mollard, qui
passa 41 ans au service du Piémont et 6 ans au service de la France sans
que fût rompue « l’unité d’une belle vie d’homme dont la droiture donnait son sens véritable »
Dans la mémoire collective, ces officiers entre deux patries étaient
devenus des hommes aux deux patries, marqués par des intégrations
contrastées dans les armées piémontaise, française et italienne au cœur
du XIXe siècle.
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